Pour endiguer la pandémie du Covid-19 actuelle, plusieurs pays tels que Singapour, Pologne, Autriche ont recours aux applications de suivi de contacts pour déterminer si des personnes ont été exposées d’autres personnes infectées par le coronavirus. D’autres pays comme la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne se préparent également à mettre à la disposition de leurs citoyens des applications similaires. Grâce à cette volonté partagée des gouvernements de disposer de la technologie pour faire face à l’urgence sanitaire, Apple et Google ont annoncé un peu plus tôt ce mois le lancement d’un partenariat pour la mise en œuvre d’une solution commune qui permettrait de retracer plus efficacement les infections.
En général, ces applications utilisent le même principe de fonctionnement. Elles se servent du Bluetooth pour transmettre un identifiant anonyme à un autre utilisateur qui se trouve à proximité pendant un temps défini. Et lorsqu’une personne est dépistée comme porteuse du virus, un message anonyme est envoyé à toutes les personnes dont les identifiants ont été récupérés par l’appareil du malade. En ce qui concerne l’association des deux géants de la Silicon Valley, l’effort consistera en une « ;solution complète qui comprend des interfaces de programmation d’applications (API) et une technologie au niveau du système d’exploitation pour aider à activer le suivi des contacts ;».
Apple et Google ont mis de côté leur rivalité sur les smartphones pour aider à mettre un outil commun de recherche de contacts pour iOS et Android, qui indique aux utilisateurs de smartphones s'ils ont côtoyé une personne dont le test de dépistage du virus était positif. Les iPhone d'Apple et les appareils fonctionnant sous le système d'exploitation Android de Google représentent désormais la grande majorité des 3,5 milliards de smartphones dont on estime qu'ils sont activement utilisés dans le monde aujourd'hui. Cela représente un énorme réseau potentiel de suivi des infections, les enquêtes suggérant un large soutien public à l'idée.
Mais en plus des préoccupations liées à la protection de la vie privée qui pourrait mettre en question une utilisation massive de la solution, il existe un autre obstacle de taille : près de la moitié de la population mondiale n'a toujours pas de smartphones. Et si la capacité Bluetooth sur laquelle elle repose n'est pas nécessairement limitée aux smartphones, elle nécessitera également des applications de santé publique qui ne pourront être téléchargées que sur les systèmes d'exploitation des smartphones des entreprises. Selon les estimations des chercheurs de l'industrie, jusqu'à un milliard de propriétaires de téléphones portables dans le monde ne pourront pas utiliser le système basé sur les téléphones intelligents proposé par Apple et Google.
Pour rappel, l'Inde, le deuxième plus grand marché de smartphones au monde après la Chine, a déjà imposé certaines des mesures de verrouillage les plus strictes au monde et a déployé sa propre application de recherche des contacts. Mais près de la moitié de la population indienne - environ 600 millions de personnes - n'est pas encore en ligne, et la plupart n'utilisent toujours pas de smartphones, selon CNN.
La technologie de Google et Apple pour atteindre le plus grand nombre de personnes possible fait l’objet d’une "fracture numérique"
La solution des deux géants américains de la technologie repose sur des puces et des logiciels spécifiques qui manquent à des centaines de millions de smartphones encore en usage, notamment ceux qui ont été mis sur le marché il y a plus de cinq ans.
« La limitation technologique sous-jacente réside dans le fait que certains téléphones encore utilisés ne disposent pas du Bluetooth nécessaire ou du dernier système d'exploitation », a déclaré Ben Wood, analyste chez CCS Insight. « Si vous faites partie d'un groupe défavorisé et que vous avez un vieil appareil ou un téléphone à fonctions de base, vous ne pourrez pas profiter des avantages que cette application pourrait vous offrir ».
Selon Canalys, il y a environ 4,2 milliards d'utilisateurs de smartphones dans le monde, et 1,8 milliard de personnes qui utilisent encore des téléphones non intelligents – ce chiffre inclut de nombreuses personnes pauvres et âgées qui sont également parmi les plus vulnérables au Covid-19.
« Je pense que cela s'inscrit dans le cadre de la fracture numérique plus large », a déclaré Vincent Thielke, analyste de la société de recherche Canalys, à CNN Business, ajoutant que des régions comme l'Amérique latine, l'Inde et l'Afrique pourraient freiner la portée mondiale de l'initiative de recherche des contacts.
Selon les analystes de Counterpoint Research, un quart des smartphones utilisés dans le monde aujourd'hui sont dépourvus du type particulier de puce Bluetooth "basse énergie" qui est utilisé pour détecter la proximité entre les appareils sans épuiser la batterie du téléphone. En outre, 1,5 milliard de personnes utilisent encore des téléphones de base ou "à fonctions" qui ne fonctionnent pas du tout sous iOS ou Android.
« Au total, près de 2 milliards d'utilisateurs de téléphones portables ne bénéficieront pas de cette initiative dans le monde », a déclaré Neil Shah, analyste chez Counterpoint. « Et la plupart de ces utilisateurs avec des appareils incompatibles proviennent du segment des revenus les plus faibles ou du segment des personnes âgées qui sont en fait plus vulnérables au virus », a-t-il ajouté.
Quant à l'association industrielle GSMA, qui accueille chaque année le Mobile World Congress à Barcelone, elle a été un peu plus prudente dans son estimation. Selon son dernier rapport, seulement 49 % de la population mondiale a accédé à Internet par le biais d'un appareil mobile, ce qui représente moins de 4 milliards de personnes. Et en 2019, 5,2 milliards de personnes dans le monde ont accès à n'importe quel type d'appareil mobile.
C'est un obstacle qui affectera de manière disproportionnée certaines régions et populations, alors que, selon GSMA, l'adoption des smartphones en Amérique du Nord et en Europe est d'environ 83 % et 76 %, respectivement, et de 72 % dans la région de la Grande Chine. Ce chiffre tombe à 62 % pour le reste de l'Asie et à 45 % en Afrique subsaharienne.
Au Royaume-Uni, le régulateur des médias Ofcom a déclaré l’année dernière qu'environ 80 % des adultes possèdent un smartphone. Cependant, M. Wood de CCS Insight estime que seulement deux tiers environ des adultes auraient un téléphone compatible. « Et c'est le Royaume-Uni, qui est un marché de smartphones extrêmement avancé », a-t-il déclaré. « En Inde, 60 à 70 % de la population pourrait être exclue immédiatement ».
La caractéristique opt-in de la solution pourrait également réduire son adoption
Apple et Google ont déclaré que pour protéger la vie privée, leur technologie de recherche des contacts ne fonctionnera pas si les utilisateurs de smartphones ne choisissent pas de l'activer, ce qui pourrait créer des obstacles supplémentaires dans les pays où la culture numérique est moins développée.
« Une des limites de la recherche des contacts est que l'application est opt-in, et l'exigence d'un effort supplémentaire peut conduire à ce que les contacts ne soient pas retrouvés », a déclaré M. Thielke. « Mais l'idée est que la recherche des contacts devrait permettre de tirer des conclusions sur l'ensemble de la population dans les zones où la base opt-in est suffisamment importante », a-t-il ajouté.
Toutefois, les entreprises pourraient potentiellement étendre ces efforts en intégrant la technologie à des dizaines de millions d'appareils portables liés à leurs écosystèmes. Par ailleurs, ces efforts pour aider à faire face à l’urgence sanitaire mondiale actuelle pourraient profiter à Google et Apple. « Le fait qu'Apple et Google aient mis en commun leurs ressources pour lutter contre le Covid-19 leur sera bénéfique à long terme, et ils sortiront de la pandémie de coronavirus avec des liens beaucoup plus forts avec la communauté médicale », a déclaré M. Thielke.
Bien que cette interopérabilité entre les téléphones mobiles iOS et Android soit une bonne chose pour certains utilisateurs, les sociétés auront réussi à obliger les populations, déjà en difficulté financière à cause des mesures strictes de confinement dans des pays sous-développés, à se procurer un smartphone, si les gouvernements de ces pays décident d’adopter le système.
Sources : CCS Insight, Canalys, GSMA, CNN Business
Et vous ?
Quels commentaires faites-vous des données des chercheurs ?
Que pensez-vous la solution de Google et Apple si 2 milliards de téléphones ne peuvent pas l’utiliser ?
Lire aussi
Apple et Google lancent un outil commun de traçage du COVID-19 pour iOS et Android, il se traduira d'abord par une API, puis un outil intégré nativement aux deux systèmes
Covid-19 : faut-il pister les téléphones pour cibler les lieux de rassemblements ? Le PM canadien n'écarte pas l'idée, d'aller vers un « totalitarisme sanitaire », d'après les défenseurs des libertés
« Les mesures de surveillance high-tech contre l'épidémie de Covid-19 survivront au virus et pourront devenir permanentes », prévient Snowden, à propos de méthodes comme le traçage de smartphones
Le Contrôleur européen de la protection des données appelle à la mise en oeuvre d'une application mobile paneuropéenne pour suivre le COVID-19, l'initiative devrait lancer sa plateforme cette semaine
2 milliards de téléphones ne peuvent pas utiliser l'outil de traçage du Covid-19 de Google et d'Apple,
Car il repose sur une technologie qui manque aux anciens appareils, selon des chercheurs
2 milliards de téléphones ne peuvent pas utiliser l'outil de traçage du Covid-19 de Google et d'Apple,
Car il repose sur une technologie qui manque aux anciens appareils, selon des chercheurs
Le , par Stan Adkens
Une erreur dans cette actualité ? Signalez-nous-la !